Un hommage personnel appuyé aux
hommes qui comme Mr de Diéguez possèdent en eux LA connaissance du Passé pour
laisser parler le présent !
Lire les réflexions que ces derniers posent
sans jamais les imposer, c’est comme se donner les outils adéquats pour percer le
voile opaque qui enveloppe si calamiteusement la compréhension des
événements qui nous font face!
Et un timide sourire renaît alors
sur nos lèvres et on se dit que... oui, on se dit qu’on ne laissera jamais à
notre raison la moindre occasion de devenir infirme et de la laisser trébucher…
Merci !
Dieu est-il français ? Volet 1
"On ne peut apprendre la philosophie, on ne peut qu'apprendre à philosopher."
En 1929 a paru un ouvrage de Friedrich Sieburg intitulé Gott in Frankreich, expression proverbiale qui signifie "se trouver comme un poisson dans l'eau" et qui a été traduit chez Grasset en 1930 sous le titre faussé Dieu est-il français ? En 1957, j'ai publié un modeste Dieu est-il américain ? En 2005, M. Jean-François Colosimo a édité chez Fayard un Dieu est américain, mais afin de démontrer tout le contraire. C'est dire que la question de la nationalité de Dieu ne cesse de revenir sur le tapis.
Clio bivouaque entre deux territoires: d'un côté, elle rampe ici-bas, de l'autre, elle tente de conquérir le royaume du ciel qui lui avait été promis par des idéologies politiques désormais orphelines du mythe du salut qui les sous-tendait. Si la science historique ne parvenait pas à donner un recul nouveau à la raison et à ses méthodes, comment ferait-elle le lent et difficile apprentissage d'une discipline dont le regard et la problématique porteraient sur l'animalité spécifique du genre humain? Mais alors, cette science féconderait à titre rétroactif la même distanciation dont le génie des grands visionnaires avait tenté de doter des divinités successives afin de les rendre de moins en moins sauvages.
L'heure est venue d'apprendre à se servir conjointement de ces deux caméras. L'historien qui n'aura pas percé quelques secrets psychiques et politiques du personnage fantastique qu'on avait appelé Dieu, l'historien qui n'aura même pas tenté de scruter les ressorts rudimentaire qui font parler le ciel en direct de sa propre personne et de son administration de ses créatures, cet historien-là ne regardera jamais de haut et de loin les chroniqueurs au petit pied et les mémorialistes scrupuleux qui servent d'huissiers aux évènements.
Mes trois textes du 22 juin, du 29 juin et du 6 juillet tenteront d'illustrer ce paradoxe à deux faces : peut-on s'initier, du moins partiellement, au regard le moins patenté qu'il sera possible à la raison de porter sur l'animalité spécifique de notre espèce?
1 - L'interlocuteur de feu
On prétend qu'à chaque génération je me précipiterais à vive allure, tête baissée et toutes affaires cessantes au rendez-vous impérieux qu'un Français m'aurait fixé de sa seule et souveraine autorité; on prétend, de surcroît, que mon obéissance hâtive aux ordres de ce maître me rendrait docile à emprunter sa dégaine. Sachez qu'il n'en est rien: il m'arrive seulement de contresigner de loin en loin l'alliance passagère et friable des Français du moment avec l'allure de tel ou tel de mes prophètes sur la terre. J'ai rarement informé les porte-voix de mon pas des clauses secrètes du pacte que je scelle avec un peuple particulier. Aussi ma rencontre avec la nation française précède-t-elle toujours et de fort loin la rencontre passagère de mes fidèles avec telle ou telle effigie de leur Etat. Je n'ai que faire de la République et de la démocratie qu'ils ont hissées un instant sur le piédestal où trône leur propre effigie. Mes fidèles ne saluent jamais que les statues d'eux-mêmes qu'ils croient élever en mon nom. Mais si mes créatures n'étaient pas des animaux en cours d'amélioration, elles seraient mes semblables, alors qu'elles ne sont qu'imperceptiblement dressées à mon image et ressemblance, comme elles le reconnaissent elles-mêmes.
J'ai commencé de rédiger les Mémoires de mes relations avec la France il y a deux ans seulement, parce que, ce jour-là, les trottoirs de la rue Soufflot étaient noirs de citoyens en colère. Cette rue monte vers mon temple. Sur son fronton j'ai gravé de ma main et en lettres d'or l'expression de ma reconnaissance aux médiateurs de ma voix. Croyez-vous que ceux-là se seraient mis en colère s'ils m'avaient trouvé tapi derrière les pauvres murailles et les vaines meurtrières de leur République? Ils avaient rendez-vous avec moi sur mes parvis. Qui suis-je à leurs yeux? Qui ont-ils rencontré, sinon le silence et l'absence de la France? Et c'est dans ce vide que mon éternité est allée à leur rencontre.
Une lumière imperceptible demeure allumée jour et nuit au plus secret de mes créatures. Cette lumière brillait ce jour-là, rue Soufflot. Mais ce feu vacillant brûlait depuis longtemps dans l'âme de beaucoup d'entre elles. On refusait tout net que le ruban de la légion d'honneur fût épinglé sur les poitrines de la main d'un Président qu'elles jugeaient indigne de l'incendie dont elles partagent la flamme avec moi. Qui est-il, l'inconnu qui criait dans leur tête: "Le Président de la République n'a pas rencontré la France qui nous habite"? Qui donnait à mes néophytes leur dignité et leur grandeur dans mon temple? Qui suis-je pour que toute la famille d'Albert Camus fût montée me défendre sur mes plus hauts remparts? Ceux-là ont entendu la voix de mon absence; et c'est le feu de mon absence qui a enflammé leur esprit et leur cœur. Faut-il que je sois étranger à la pierre, à l'airain et au bois de leurs statues pour leur faire arracher des mains d'un profanateur les cendres de l'auteur de La Peste!
Le plus souvent, mes serviteurs entretiennent avec moi des relations écrites ; et c'est précisément des verdicts de la peste que ma flammèche fait appel au plus secret de la bête. Mais il se trouve que mes lois ne sont pas écrites. C'est pourquoi mes hommes de plume me donnent bien du tracas. Leurs encriers jouent sur tant de registres que la plupart d'entre eux ignorent ce qu'ils voudraient pourttant tellement me dire ! J'ai beau tenter de les éclairer sur l'ambition qui fait vibrer les cordes de leurs violons, ils cherchent en vain les secrets de l'incendie qu'ils ont allumé en eux-mêmes et qui enflammait ce jour-là les trottoirs de la rue Soufflot. Et pourtant, ils se relayaient jour et nuit, et pourtant, ils lisaient page par page La Princesse de Clèves ! Quelle orchestration du monde écoutaient-ils en mon nom?