Manuel de Diéguez
A - Les hésitations du destin
Jamais la planète n'avait présenté un spectacle aussi hésitant
entre les sables mouvants de l'actualité et le tracé des lignes de force plus
profondes qui commencent de mettre en mouvement un astéroïde indécis, mais sans
encore parvenir à le doter d'une ferme allure. Quoi de plus hésitant qu'un
empire américain omniprésent sur les cinq continents et tenu pour le souverain
incontesté de toutes les mers du globe, mais ébranlé dans ses fondements par la
lente et sûre ascension de la Russie, de l'Inde, de l'Afrique, du Pakistan, de
l'Amérique du sud, quoi de plus instable qu'une Europe occupée par quatre-vingt
mille guerriers d'outre-Atlantique et quadrillée de cinq cents de leurs
garnisons, quoi de plus flottant qu'une Europe vassalisée depuis des décennies
sous le commandement du maître de l'OTAN, mais en proie à des secousses
émancipatrices de moins en moins embryonnaires, quoi de plus erratique qu'un
Moyen Orient placé sous le sceptre et le joug de Washington et de Tel Aviv, mais
tout frémissant et grondant de centaines de millions de voix de l'islam
révolté!
Au cœur de ce chaos et de ces lumières, de ces ténèbres et de
ces premiers scintillements, de ces tumultes et de ces silences annonciateurs de
la tempête, l'Europe tremble et se tait. De Gaulle avait échoué à l'armer d'une
volonté d'acier, d'une haute ambition et d'un élan conquérant. Et maintenant,
une construction monétaire chimérique, parce que privée de la forteresse
politique dans laquelle l'abriter, place le Vieux Continent sur le chemin du
double naufrage de sa prospérité économique et d'une stratégie à l'échelle de la
mappemonde. Mais des démocraties exténuées et des empires livrés à des secousses
telluriques de grande envergure, quelle danse au bord du gouffre!
B - Le sceau de la honte
C'est que, depuis 1945, ou bien
l'Europe redeviendra le paquebot géant que happait un grand large sans cesse
retrouvé, ou bien cet appendice asthmatique de l'Amérique jouera les
laissées-pour-compte de l'histoire en marche. Mais quand bien même les intérêts
communs de Washington et de Londres n'attacheraient plus à leur laisse des Etats
rétrécis, on ne voit pas comment la Suède et l'Italie, la Finlande et la Sicile,
la Pologne et l'Espagne se laisseraient porter par l'ambition de secouer le joug
du "libérateur" de 1945. Le rapetissement d'un Vieux Monde attelé au char
de son "sauveur" répond à un type d'asservissement inconnu des historiens
de la vassalisation rampante ou brutale des peuples et des nations en voie de
rabougrissement - les Montesquieu, les Gibbons, les Spengler, les
Toynbee.
Certes, la Grèce asservie chantait
humblement les louanges de son "délivreur" ; certes, les villes de
l'Hellade ont mis longtemps à comprendre que leur vainqueur triomphait sous le
heaume de sa feinte générosité politique et que le peuple des Quirites n'avait
plus besoin du glaive de ses légions pour régner sur des esprits et des cœurs
ratatinés. Mais qu'au XXIe siècle, une civilisation forgée sur l'enclume de la
mort ait oublié que la souveraineté des Etats exige la pleine propriété de leur
territoire, oublié qu'il faille chasser les légions de l'étranger qui y campent,
oublié que l'élection présidentielle française de 2012 devrait assurer
l'ascension d'un homme politique cuirassé du réalisme le plus rudimentaire face
au prestige caparaçonné des empires, voilà qui grave le sceau conjugué de la
cécité et de la honte sur l'effondrement de l'Europe.
C - L'Europe en chaise roulante
Les troupes américaines enracinées
en Europe ne sauraient proclamer avec Mirabeau: "Nous sommes ici par la
volonté du peuple...". Mais la population de l'Allemagne et de l'Italie ne
bénéficie en rien de la lucidité politique qui lui ferait expulser par la force
des baïonnettes les légions lovées sur son sol par une classe dirigeante de
pâles figurants. Comment éduquer des nations convaincues qu'une sotériologie
démocratique les protège des fauves censés les menacer de tous côtés? Par
bonheur, le temps de l'infamie et de l'ignorance appelle une réflexion
anthropologique sur la capacité des Etats modernes de donner un contenu réel à
la souveraineté de principe que la Constitution des démocraties a accordée aux
peuples depuis 1789. Car si la politique des démocraties est devenue une infirme
en chaise roulante, il faut commencer par se demander ce qu'il en est des Etats
en bonne santé; et il faut démontrer que si la vassalité reconduit à la
barbarie, les vrais chefs d'Etat sont appelés à se doubler d'une vocation de
civilisateurs.
Je me suis donc demandé si une Europe qui se croit entourée de
tigres et de lions rugissants, si une Europe rebelle à se poser la question de
la nature des vrais chefs d'Etat face aux fantômes politiques que les décadences
mettent en scène, si une telle Europe pourrait se trouver éduquée par un modeste
instituteur qui s'adresserait à des enfants encore riches des espérances du bas
âge. Ils se sont sagement assis sur les bancs de l'école d'une République
ambitieuse, parce que la jeunesse habite le royaume des promesses de la raison
politique.
1 - Qu'est-ce
qu'un chef d'Etat civilisateur ? 
Comment, mes enfants, la souveraineté du peuple français
s'exprimerait-elle avec pertinence par la voie du suffrage universel en mai
prochain si la science politique dont bénéficie la nation née en 1789 se
trouvait mal informée des qualités propres aux chefs d'Etat civilisateurs et à
eux seuls et si, par conséquent, votre éducation ne vous mettait pas en mesure
de reconnaître les traits qui mettent ces pédagogues de l'humanité au service
des vrais intérêts de la nation? Quand vous applaudissez les vers d'un poète,
les mélodies d'un musicien ou les tableaux d'un peintre, il faut bien que vous
sachiez identifier le talent ou le génie, il faut bien que le monde intérieur de
l'artiste vous habite de quelque manière.
L'instruction publique est là pour vous enseigner à distinguer
les avortons de chefs d'Etat des grands modèles d'acteurs de l'histoire du
monde. Mais pour élire, donc pour choisir un chef d'Etat à bon escient, vous
avez besoin d'un si long apprentissage de leurs effigies que je ne puis vous
initier tout de suite aux derniers secrets de la stature et du rang des guides
que les nations ont le devoir de placer à leur tête. Il vous faut donc apprendre
du moins à situer ces nains ou ces géants de l'éthique et du savoir sur une
échelle des spécimens les plus représentatifs de leur espèce. L'Histoire vous en
propose des esquisses à imiter ou à répudier.
2 - Vos premiers
pas
L'examen de vos connaissances de citoyens responsables, donc
de vos compétences de juges des capacités morales et intellectuelles des chefs
d'Etat que vous porterez au pouvoir vous convie, en tout premier lieu, à
observer le degré de cohérence mentale dont font preuve vos représentants sur la
scène internationale. Si leur cerveau se trouve dans un grand désordre et si
leur jugement les conduit à vau l'eau, dites-vous bien qu'ils ne sauraient mener
une politique à laquelle une logique assurée servirait de corde à nœuds.
Mais comment jugerez-vous les chefs d'Etat à leur grandeur de
civilisateurs? Demander à une république de promulguer des lois conformes à la
nature de sa Constitution est la moindre des choses, puisque les Constitutions
ne sont démocratiques que si elles se fondent sur les principes universels de la
justice et du droit. C'est ainsi que M. Giscard d'Estaing s'est montré un
civilisateur avisé. Vous lui devez d'avoir enrichi les institutions de la France
d'un Conseil Constitutionnel souverain, parce que sans cela, vos élus du moment
pourraient céder à la tentation et à l'envie de voter des lois irréfléchies,
arbitraires et motivées par leurs passions ou leurs caprices, donc ennemies de
votre souveraineté pleine et entière. C'est ainsi que le Sénat vient de voter
une loi inconstitutionnelle et irrationnelle sans seulement mentionner
l'opposition raisonnée des plus grands juristes issus de ses rangs.
Le chef d'Etat que vous élirez
accèdera donc au rang d'un civilisateur s'il promulgue une loi rédigée en ces
termes : "Dans toute démocratie, le pouvoir législatif est tenu de valider ou
de réfuter un projet de loi sur les arguments des juristes éminents qui l'auront
légitimée ou condamnée en commission. Une loi non expressément motivée en droit
par l'Assemblée nationale et le Sénat sera déclarée inconstitutionnelle
d'office."
Une disposition constitutionnelle
rédigée en ces termes complèterait la notion civilisatrice de " contrôle de
constitutionnalité " institutionnaliser par M. Giscard d'Estaing en 1974 et
abrègerait la lente procédure d'invalidation par la saisine du Conseil. Car il
est flagrant que le Sénat a passé outre d'un haussement d'épaules aux
conclusions de sa commission, qui avait pris soin de démontrer l'incompétence
absolue du pouvoir législatif français à promulguer des lois concernant un Etat
étranger et contraires, de surcroît, à la définition de la liberté d'opinion,
qui est universelle et que le Comité des droits de l'homme de l'ONU
venait de rappeler solennellement, en date du 12 septembre 2011 dans son
Pacte International relatif aux droits civils et politique (articles 7 à
10).
Une ultime motion portait sur l'exception d'invalidité de
toute la procédure a également été écartée d'un "revers de main", comme on dit à
tort, puisque, par nature, la main n'est pas davantage une arme du droit que le
dogme n'est un instrument de la vérité.
Vous vous trouvez précipités dans une République où vous
pourrez nier la virginité de Marie sans danger, mais non le génocide arménien.
Mais qui nie ce crime? Il s'agit seulement de savoir si, en droit public, c'est
un massacre ou l'assassinat d'un peuple par un Etat. Aux historiens de consulter
les documents d'archives qui permettraient ensuite à une autorité juridique
internationale agréée à cette fin de trancher sur pièces. Quant à jeter des
citoyens français en prison pour délit d'opinion, il ne s'agit que d'une loi
nulle et non avenue de plus: la liberté d'opinion protège jusqu'à l'ignorance et
à la sottise. Si vous affirmez sans rire qu'un homme serait ressuscité, pourquoi
vous interdire de prétendre que deux et deux font cinq? On ne guérit pas la
faiblesse d'esprit à l'école des geôles. Mais si l'homme d'Etat n'a pas de
connaissance anthropologique du sacré, comment serait-il un civilisateur?
Vous voyez, par ce seul exemple, dans quelle immoralité
politique le mépris des lois fait tomber les Républiques. Un chef d'Etat digne
de ce nom est donc un civilisateur par définition, parce que sa fonction
naturelle l'appelle à protéger son pays contre des décisions irraisonnée et
démagogiques des sénateurs et des députés du peuple souverain, parce que tout
civilisateur est un défenseur de l'éthique mondiale des démocraties.
3 - La logique des civilisateurs
du droit
Mais le lien qui rattache nécessairement la cohérence
cérébrale dont un chef d'Etat civilisateur doit faire preuve à l'éthique
libératrice des démocraties s'applique également à l'ensemble de la politique
d'une civilisation émancipatrice, parce que la justice et le droit sont les
souverains intérieurs des Constitutions désasservissantes; et ces fondements-là
sont ceux qui définissent la solidité d'une tête d'éducateur, donc la logique
même qui commande toute sa pédagogie.
Prenez le cas de M. François Bayrou, qui vous promet de vous
dire la vérité en toute honnêteté, mais qui vous promet, dans le même temps, de
ne jamais courir le risque de diviser vos esprits. Pour peser l'incompatibilité
d'un affichage de l'éthique aussi péremptoire avec la rigueur intellectuelle et
morale qui doit caractériser le raisonnement d'un chef d'Etat civilisateur,
demandez-vous quelle est la qualité des vérités auxquelles vous prêtez l'oreille
sans vous trouver aussitôt dichotomisés au plus secret de vous-mêmes et
interrogez-vous sur la profondeur des jugements moraux et politiques que
prononce votre magistrature dans le cas où votre jugement entraîne l'union ou la
désunion entre vous.
Car si vous dites que le soleil
brille dans le ciel et si vous en prenez votre globe oculaire et celui de vos
auditeurs à témoin, vous ne courrez le risque de vous trouver contredits que par
des plaisantins. Mais si vous dites, avec La Rochefoucauld que "l'hypocrisie
est un hommage que le vice rend à la vertu", vous ne ferez plus rire; car
vous découvrirez avec effroi que jamais la profondeur d'esprit du moraliste ne
fait l'unanimité dans les têtes. Pis que cela: seuls les énoncés superficiels
sont communément reçus, mais dans l'indifférence amusée ou l'ennui qui accueille
les balivernes, les banalités et les bavardages.
De plus, si l'homme d'Etat
civilisateur a pris rendez-vous avec l'autorité qu'exercent les jugements
sérieux sur les minorités pensantes, il ne saurait ignorer l'adage selon lequel
"toute vérité n'est pas bonne à dire", tellement l'art de la politique
revient à ne faire progresser la vérité que par la bande, même dans les têtes
bien faites, ce qui contraint Machiavel lui-même à paraître la cacher sous la
mine austère qui convient aux vrais savoirs; car les verdicts d'une raison
supérieure sont des couperets dont le tranchant ne s'impose que subrepticement
aux intérêts puissants et partout dominants que l'ignorance et la sottise se
partagent de grand coeur. Apprenez donc à déposer l'encéphale des hommes d'Etat
émancipateurs sur les plateaux d'une balance appelée à peser la capacité des
civilisateurs du monde de cacher le jeu de cache cache auquel se livrent les
vérités libératrices et les erreurs intéressées. Comment aurez-vous accès aux
documents cérébraux les plus décisifs, ceux qui seuls vous permettront de
préciser à quelle profondeur de l'esprit républicain et dans quelle arène de la
courte vue un encéphale de chef d'Etat libérateur bâtit la logique politique qui
le fera marcher d'un pas assuré sur le chemin de sa vocation de
civilisateur?
4 - Qu'est-ce qu'une tête bien faite
?
L'université française est tombée
dans la tragique méprise de bâtir un mur de séparation infranchissable entre
l'enseignement des Lettres et celui de la raison des philosophes. Du coup, on
croise sur l'agora une foule d'agrégés de lettres qui n'ont jamais lu une ligne
de Kant, de Hume ou de Platon. Mais Sophocle, Eschyle et Aristophane lisaient
les savants et les philosophes de leur temps, les lettres de Cicéron à Atticus
sont pleines de demandes d'ouvrages de sciences et de métaphysique des Grecs, il
est une fable de La Fontaine qui rappelle les droits des astronomes, Bossuet
plie sous les assauts des précurseurs de Voltaire, Diderot rappelle que son
siècle l'emporte sur celui de Racine et de Molière par la grandeur de ses
philosophes, jusqu'à la fin du XIXe siècle, l'intelligentsia française lisait en
rangs serrés Taine, Renan et Darwin, Goethe et Schiller commentaient ensemble la
Critique de la raison pure, tellement ils savaient que des régiments de
lettrés ne comprendront goutte à Sophocle, Shakespeare ou Cervantès s'ils n'ont
appris à radiographier la boîte osseuse d'Œdipe, d'Hamlet ou de don Quichotte.
Mais la commercialisation de l'édition a imposé un genre rentable, le roman; et
aujourd'hui, c'est de recul intellectuel que manque une politique devenue
minoritaire, donc subalterne au sein d'une civilisation de marchands. Vous devez
donc observer les relations que les chefs d'Etat civilisateurs entretiennent
avec les sciences et la pensée.
5 - La médiocrité du plus petit
dénominateur commun
Seule une raison supérieure fonde l'éthique des chefs d'Etat.
M. François Bayrou est un exemple frappant de la séparation catastrophique de
l'enseignement des Lettres de celui d'une philosophie réduite à concerner
seulement les légions de spécialistes de l'histoire scolarisée de cette
discipline. Car M. Bayrou se prétend à la fois entièrement laïc et entièrement
chrétien. Mais que signifie l'adverbe "entièrement" si ce centriste-né ne
saurait donner un sens civilisateur et libérateur au concept amaigri de laïcité
et, dans le même temps, admettre, les yeux fermés les dogmes les plus
asservissants et les plus grossiers, tel celui de la transsubstantiation
eucharistique, pour ne prendre que celui-là. Vous savez que ce prodige
théologique se trouve clairement formulé dans la confession de foi de l'Eglise
catholique, vous savez que cette gastronomie religieuse est censée métamorphoser
le pain et le vin de la messe en chair et en hémoglobine d'une victime
physiquement immolée sur l'offertoire, donc réputée se donner effectivement à
consommer et à boire.
Mais comment un chef d'Etat serait-il un civilisateur, donc un
émancipateur si sa science des diététiques du sacré ne s'étendait pas à
spectrographier les meurtres payants, donc politiques dont les autels de
l'histoire mondiale s'alimentent et qui font le tissu de la gestion du sang et
de la mort depuis des millénaires? Le premier homme d'Etat fut le génocidaire
rationnel qui mit en scène un Déluge finalisé par une logique juridique et qui
sacralisait une peine de mort méritée aux yeux du juge suprême du cosmos.
Depuis lors, le récit civilisateur de la République raconte
une histoire des châtiments mise à l'écoute d'une science du droit; et la
science des lois se rend moins sacrificielle que celle de l'ogre du cosmos.
Aussi un chef d'Etat qui n'aura pas appris à porter son regard sur l'histoire
des rescapés de la mort, un chef d'Etat qui n'aura pas percé le secret des
trucidations théologiques de masse, un chef d'Etat qui n'aura mis le vrai
spectacle des nations sous ses yeux ne saurait faire progresser votre éthique;
car il se sera rendu prisonnier d'un fauve du ciel, il campera lui-même dans le
miroir de ce félin, il sera l'otage d'un carnassier et d'un tyran.
6 -Votre tête citoyenne
Vous devrez donc vous demander au nom de quelle conception
confuse ou contradictoire de la déraison et de la raison des peuples et des
nations M. François Bayrou le spéculaire fait appel tantôt à votre profondeur
d'esprit et tantôt à la superficialité de vos jugements quand il se promet de
vous raconter une vérité républicaine officialisée, sans pour autant, à
l'entendre, couper vos pauvres têtes en deux sections désespérément en rivalité
entre elles. Dites-vous bien que ce pédagogue à mi-pente ne saurait progresser
d'une seule enjambée ni dans la défense de la pensée critique des philosophes,
ni dans celle des piétés aveugles sans diviser votre encéphale et celui de la
France au chapitre du sens même des termes de raison et de croyance. Qu'en
sera-t-il d'une République précipitée dans la schizoïdie des agrégés de lettres
que le trépas de la bourgeoisie moralisante a laissés sans boussole ?
Mais si vous remontez aux sources psychologiques du
vocabulaire dont témoignent les sermons politiques des hommes d'Etat actuels,
vous commencerez de vous interroger sur le sens anthropologique de la notion
toute relative d'unité psychique. Quel abus, vous direz-vous, de l'appliquer à
une politique bipolarisée d'avance! Vous vous demanderez donc à quel niveau
d'une réflexion tout effarouchée M. François Bayrou vous dira la vérité nue ou
jugera bon de vous la cacher, et même de vous mentir effrontément afin de ne pas
vous rendre visiblement bicéphales. Mais s'il entend vous rassembler au rabais
et seulement au chapitre de la conception superficielle et convenue que l'Etat
laïc de votre temps se fait des termes devenus rachitiques de raison et de
folie, où aura-t-il passé, le civilisateur, le guide, le moraliste de la nation?
Quel port de plaisance accueillera-t-il le pédagogue de la France sur la scène
internationale et quel contenu donnera-t-il à la souveraineté du suffrage
universel atrophié dont vous serez les dépositaires aveugles, les détenteurs
désarmés et les actionnaires floués?
Non, le monde d'aujourd'hui ne
saurait se donner pour assise le plus petit dénominateur commun de votre
assentiment de citoyens à une politique des élévations de la démocratie. Ce type
de rassemblement des têtes est celui d'un chanteur de la médiocrité d'esprit. Et
pourtant, il vous est bel et bien demandé, n'est-ce pas, d'élire un chef d'Etat
ascensionnel. Pourquoi la question de la définition de la raison politique à bas
prix ou en altitude ne vous est-elle même pas posée? Que signifie "penser
la France"?
7 - Les épéistes de la
raison
Quel problème proprement philosophique, mes enfants,
aurez-vous à résoudre à l'école des civilisateurs de l'histoire du monde qu'on
appelle des hommes d'Etat? Celui de préciser la nature des relations que la
politique internationale doit entretenir avec la civilisation fondatrice d'une
pensée critique sans cesse en devenir; car, dans le cas où l'Europe
ambitionnerait de retrouver son rang et sa puissance d'autrefois, et cela à la
plus haute école de sa raison, dans quelle mesure aura-t-elle besoin d'apprendre
à connaître les ultimes secrets de l'encéphale du genre simiohumain d'hier et
d'aujourd'hui?
Puisque M. François Bayrou donne à la laïcité et aux mythes
religieux le statut de jouets cérébraux à exposer à l'étalage de la politique
bon marché du Vieux Continent, il était bien inutile, n'est-ce pas, qu'il vous
exposât en long et en large des vérités suffisamment banalisées pour mettre vos
encéphales d'enfants de chœur à l'abri d'une religion récitative du mythe qui la
fonde. La politique civilisatrice vous mettra à l'épreuve du tragique qui fait
le tissu de l'histoire et de la politique.
Pour savoir si le Président que vous choisirez aidera ou
n'aidera pas la civilisation européenne endormie à redevenir le fer chauffé au
rouge de la pensée d'avant-garde, donc de l'esprit rationnel qui avait fait la
grandeur du Vieux Continent, il est décisif que vous appreniez à peser
l'encéphale d'un agrégé de lettres flottant dans la moyenne région de l'air. Se
révèlera-t-il un insecte butineur des parfums de la littérature française ou un
épéiste des Etats hautement civilisateurs?
Vous vous initierez donc à la
pesée des relations tendues que la pensée critique de haut vol entretient avec
la morale bien tempérée des petits jardiniers de la politique. Car le scalpel
des logiciens enseigne que l'Europe n'a déjà plus d'autre choix qu'entre la
grandeur de penser au bord du précipice et la chute dans le décervellement du
monde. Nous oscillons entre le Moyen Age qui nous menace et les blasphèmes
créateurs, entre la décapitation intellectuelle qui nous rassurerait et les
sacrilèges de la vaillance, entre les assoupissements d'un monde privé de
ressort et l'appel au "Pensez par soi-même" de Voltaire.
8 - La démocratie et les
sorciers
L'esprit de sorcellerie de l'humanité s'était seulement
endormi un instant. Pour le comprendre, observez de près la sanctuarisation
effrénée des évènements sanglants du passé par les soins attentionnés de la
République . Voir:
Dans les coulisses de toute
sacralisation de la mémoire d'un crime ou d'un massacre se cache un exorciste
patenté de la République, comme il existe encore un exorciste officiel dans tous
les évêchés. Dans l'un et l'autre cas, il s'agit de purifier la sainteté
profanée de la civilisation des droits de l'homme. Comment un Etat libérateur
jugera-t-il les magiciens chargés du lustrage de la société outragée par le
sacrilège ou le blasphème des hérétique de la démocratie ? Le christianisme a
brûlé de soi-disant sorcières jusqu'au début du XIXe siècle - la dernière le fut
à Glaris le 28 juillet 1828. C'est qu'une sorcière était censée possédée du
diable. Mais voyez comment la démocratie catéchisée par le mythe de la Liberté
n'a fait que changer la soutane du diable, voyez comme le carquois du Démon se
remplit des flèches de la nouvelle possession maléfique, celle d'un manichéisme
républicain. La politique de la fulmination a passé dans les mains des faux
prêtres de 1789. Comment vaincrez-vous les nouveaux pestiférateurs? C'est aux
secrets de la sorcellerie tapie dans les entrailles de la raison et de la
liberté elles-mêmes que vous devrez vous initier; car les chefs d'Etat
civilisateurs sont aussi vos guides vers les profondeurs de la connaissance de
l'humanité.
L'Europe de l'esprit attend l'homme d'Etat initié aux enjeux
anthropologiques qui sous-tendent la politique des vassaux du Nouveau Monde,
l'Europe attend le libérateur qui encouragera la résurrection de la philosophie
française.
Je vous en entretiendrai le 5 février.