Nous publions ce jour un nouveau
récit d’Aline de Diéguez qui, et nous en sommes consternés, nous a échappé lors
de sa parution le 2 octobre dernier !
Difficile en effet de se dire
qu’on aurait pu passer à côté de ce conte si intelligemment/subtilement évocateur
et si brillamment écrit !
Ah chère Aline, qu’il est toujours aussi réjouissant pour l'âme de vous lire !
« Aussi longtemps qu'on ne le prend pas au sérieux, celui qui dit la vérité, peut survivre dans une démocratie »
Nicolas Gomez Dàvila
Nicolas Gomez Dàvila
*
I
Il était une fois un pays qui
avait fabriqué des armes si puissantes qu'il rêvait de faire la guerre aux
étoiles.
De même qu'une grosse colonie de fourmis
envoie des éclaireuses, puis un groupe entier dirigé par une nouvelle reine,
fonder une colonie reliée à la maison mère, le paradis des Picrocholiens a été
fondé par un détachement de colons issu du paradis des déiphages.
Ils s'installèrent sur une terre
qu'ils déclarèrent pure de toute souillure.
Il y avait bien sur place
quelques bipèdes emplumés, mais les éclaireurs avaient rapidement nettoyé le
terrain. Pas de pitié pour les primitifs qui se permettaient de défendre leurs
terres et de s'opposer à l'arrivée de la civilisation dans ces contrées
sauvages. Ces sous-hommes ne méritaient pas de vivre et les Picrocholiens le
prouvèrent de la manière la plus expéditive qui soit.
Ainsi, grâce à l'ingénieuse
collaboration d'un éminent représentant de cette peuplade, Sir Jeffrey Amherst,
associé à un commerçant avisé du nom de Rabbi Sharfman, les tribus Shawnee,
Mingo et Delaware furent prestement éliminées. Nos deux compères avaient en
effet inventé le judicieux stratagème qui consistait à offrir à des populations
naïves et confiantes des couvertures et du linge infectés par la variole des
Juifs caucasiens. Un plein succès a récompensé leurs efforts et le prix de leur
investissement.
Dans le Colorado, un autre célèbre Picrocholien, le colonel John Chivington fit, avec ses cavaliers, un travail remarquable - du "bon boulot" selon l'expression élégante d'un domestique de l'empire à propos des assassinats commis dans une contrée exotique par des égorgeurs cannibales. Le "boulot" du colonel Chivington connut son apogée à Sand Creek. La troupe se rua sur un paisible camp Cheyenne et trucida tout le monde de la manière la plus sanguinaire et la plus barbare possible afin d'inspirer une salutaire terreur à toutes les autres tribus qui se seraient avisées de résister à l'innocent envahisseur. Les soldats scalpèrent les hommes, étripèrent femmes et enfants, mutilèrent les corps et fracassèrent les crânes des nourrissons.
D'innombrables exploits du même
tonneau vinrent à bout de la racaille miséreuse qui avait l'audace de se
prétendre propriétaire de son territoire. Ces sauvages ne savaient pas encore
que les nouveau-venus étaient une espèce humaine supérieure, une race de
maîtres, qu'ils avaient donc toujours raison et qu'ils l'emportaient partout où
se posaient leurs augustes semelles. "Nous sommes justes par essence et
forts par nature. Nous incarnons la Démocratie et la Liberté en marche sur la
planète", tel était leur discours conscient et inconscient. En un mot
comme en cent, "nous sommes exceptionnels" se susuraient-ils à
eux-mêmes, avant même que leur "exceptionnalisme" débarque dans le
discours officiel de leur dernier empereur..
En éradiquant les emplumés, les
Picrocholiens avaient découvert la stratégie victorieuse de la conquête
territoriale qu'ils nommèrent benoîtement pacification.
Durant un interminable siècle, ils surent
utiliser ce procédé avec un succès grandissant, faisant fi de la souffrance, de
la désolation et de la mort que leur pacification engendrait partout où ils
passaient.
*
II
Forts de leurs premiers exploits
les pieux colons originels clamèrent alors aux quatre vents que le territoire
qu'ils occupaient était parfaitement désert. Se référant à notre éminent
fabuliste, ils se proclamèrent les premiers occupants. En bonne logique
capitaliste, ils déclarèrent dans la foulée et urbi et orbi, qu'ils étaient
désormais les seuls et uniques propriétaires des plaines, des fleuves, des
montagnes et de tout ce qui vole, court ou rampe sur cette terre, ainsi que de
toutes ses richesses et cela jusqu'au noyau ferreux qui gît en son centre.
Ils avaient d'abord baptisé leur
Nouveau Monde Eden, mais sous l'impulsion de leurs belliqueux empereurs
successifs, cette région prit le nom de Picrocholand.
Il faut savoir que leur ancêtre
éponyme, Picrochole 1er, s'était illustré dans la féroce Guerre des fouaces
dont les échos résonnent encore en pays angevin. Les épisodes de cette guerre
mémorable nous sont connus grâce au récit minutieux qu'en fit le talentueux
chroniqueur de l'époque, François Rabelais, dans ses célèbres Aventures du
géant Gargantua, de son père Grandgousier et de son fils Pantagruel.
En effet, cette Odyssée auprès de laquelle
celle du grand Homère est une bluette pour demoiselle, reposait sur une
méchante querelle de voisinage entre le cruel Picrochole et le gentil souverain
voisin, notre illustre Grandgousier, à propos d'une question de brioches
vilainement malmenées. Elle avait conduit le belliqueux Picrochole à mettre en
branle une gigantesque soldatesque, équipée jusqu'aux dents. L'impressionnante
artillerie de l'agressif Picrochole avait décimé tout ce qui se trouvait sur
son passage, les porcs, les truies, les fermiers, les canards, les gorets et
avait failli dévaster les vignes des saints ermites de l'abbaye de Seuilly,
lesquelles n'avaient été sauvées de la destruction que grâce à l'intervention
musclée de Frère Jean des Entommeures. Le saint homme expulsa les malotrus à
grands coups de bâton et réussit à préserver le divin nectar produit par les
vignes du Seigneur.
Sur le point d'être submergé,
Grandgousier fit alors appel à son géant de fils, Gargantua, qui arriva à bride
abattue sur son énorme jument, laquelle, en urinant, provoqua une crue si
phénoménale qu'elle noya toute l'armée de Picrochole et sauva le royaume de
Grandgousier.
Ce dernier paragraphe révèle
d'une manière aveuglante la persistance et la force du patrimoine génétique
dans les comportements humains et confirme que les deux derniers empereurs de
la funeste lignée picrocholique - leurs Altesses impériales Picrochole XLIII,
dit Bushus Debilus et Picrochole XLIV, plus connu sous le nom de Barakus
Dronomaniacus - sont bien les dignes descendants de leur belliqueux et
acariâtre ancêtre, le méchant Picrochole 1er.
*
III
Comme il arrive souvent, la
prospérité de la colonie a dépassé celle de la maison-mère. Les Pïcrocholiens
en furent tellement fiers, et même tellement bouffis d'orgueil, que leur tête
s'est mise à enfler. La petite bulle d'air et de folie qui permet à chacun de
flotter légèrement au-dessus du sol a si puissamment gonflé dans leur cervelle
que telle l'hélium d'une montgolfière, elle s'est propagée dans l'ensemble des
circonvolutions cérébrales et a fini par envahir la totalité de leurs lobes
frontaux.
Désormais, tous les Picrocholiens
sont affligés d'une grosse tête dans laquelle se loge commodément leur bonne
conscience, leurs illusions sur eux-mêmes, leur arrogance, leur cupidité, leur
cruauté et leur indifférence à tout ce qui grouille au-delà de leurs
frontières.
Ils sont persuadés qu'ils
représentent, comme le proclamait un des leurs ancêtres, Thomas Jefferson,
"the world's best hope", l'"indispensable nation" du monde
civilisé, autant dire un phare destiné à guider tous les autres peuples sur la
route du Bien et des félicités terrestres avant que celles-ci se métamorphosent
en félicités éternelles. La terre conquise sur les emplumés devenait le lieu
idéal où se réaliseraient les desseins de la divine Providence.
C'est donc en ce lieu béni, laboratoire d'un
futur mirobolant, que le retour du messie allait coïncider avec un avenir
glorieux dont ils seraient les heureux bénéficiaires.
En conséquence, ils se sont donné
pour devise: Per aspera ad astra.
*
IV
Pour faire court, les
Picrocholiens appellent ROW - abréviation de Rest of the World - les
territoires mystérieux, barbares et effrayants qu'ils se proposent de sauver
des maléfices de Satan. D'ailleurs ne se proclament-ils pas eux-mêmes, et en
toute modestie, tantôt la "nouvelle Jérusalem", tantôt le
"nouveau Canaan "?
Les contrées qui clapotent à leurs frontières
occupent-elles 98% de la superficie de la machine ronde? Qu'à cela ne tienne,
les vaillants missionnaires de la Démocratie bottée, messagers du Progrès et de
la Justice, sont en permanence sur le pied de guerre. Brandissant l'étendard du
"Manifest Destiny" qui leur permet de débouler sur le monde, ils en
profitent pour s'approprier terres et richesses sous couleur de délivrer le
monde de l'oppression des tyrans et d'apporter aux peuples Liberté, Bonheur et
Démocratie par les mêmes moyens que ceux utilisés contre les tribus d'emplumés.
Comme l'écrivait notre sage
Montaigne, "Chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage".
Mais cette belle pensée est incompréhensible à une peuplade habitée par un
complexe de supériorité chez laquelle un étalage de la force tient lieu de
politique.
C'est pourquoi les Picrocholiens
appellent tyrans tous les dirigeants rowiens qui ont l'audace de ne pas se plier
à leurs lois et à se prétendre les maîtres de leur boutique . Quant aux
gouvernements légitimes qui leur déplaisent, ils sont qualifiés péjorativement
de régimes: toutes les "voix de son maître" dans la presse écrite ou
audiovisuelle, tant à l'intérieur de l'empire que chez ses vassaux, se sont
empressées d'entonner en choeur, en bons petits soldats, leur mépris pour le
"régime de Bachar", pour le
"régime de Chavez", pour le "régime des mollahs" ou pour le
"régime de Poutine", personne n'osant évoquer le "régime de
Netanyahou".
Les Picrocholiens clament qu'eux
seuls sont les détenteurs privilégiés d'une mission chue directement de la
galaxie qui fait d'eux des gestionnaires mondiaux de toutes les crises qui
secouent la planète en vertu de leur "responsabilité de protéger" les
populations victimes d'Etats "maléfiques" ou "voyous".
En application de ce généreux
projet, les innocents missiles de la Démocratie picrocholine et autres
"bombardements démocratiques" ont libéré en les écrasant sous des
tapis de bombes trente neuf tribus, Etats et Etaticules rowiens depuis l'an de
grâce 1945 et plus d'une centaine depuis leur débarquement au paradis.
Quelques exploits
particulièrement éclatants émaillent les célèbres "interventions
humanitaires" calquées sur les méthodes de pacification utilisées lors des
guerres indiennes évoquées ci-dessus. Ainsi, en 1898, les Picrocholiens
inventèrent "l'amendement Platt", l'ancêtre du moderne et bien connu
"droit d'ingérence humanitaire" et qui , sous le commandement du général
J. Franklin Bell les lança dans une croisade destinée à "libérer"
Guam, Cuba, Porto-Rico de la "tyrannie coloniale" espagnole.
Mais figurez-vous qu'à l'instar
des Indiens, ces sauvages refusaient mordicus leur libération. Les braves
libérateurs ont donc dû recourir à la contrainte contre ces ingrats :
"Toute la population en dehors des villes principales à Batangas a été
dirigée vers des camps de concentration ", a rapporté l'historien Stuart
Creighton Miller. Quant aux récalcitrants opiniâtres, hommes, femmes et
enfants, ils ont purement et simplement été exécutés. Tous. Les corps exposés,
empalés afin de susciter l'horreur et la terreur chez les survivants.
Les empereurs picrocholiens
successifs appellent bénévolente assimilation l'ensemble des méthodes de
coercition qui permet d'aboutir à une domestication des populations traitées et
à une non moins bénévolente appropriation des terres et des richesses des
peuplades pacifiées.
Les méthodes expérimentées à
cette occasion se retrouvent, perfectionnées, modernisées et affinées dans les
annexes du paradis que sont aujourd'hui Guantanamo, Abu Ghraib ou Bagram.
Mais la générosité des
Picrocholiens ne connaît pas de limites. C'est pourquoi, selon la philosophie
bien connue du Sapeur Camember, l'empire a dépassé les bornes du cynisme,
penseront les naïfs, en s'instituant, en douce, un pédagogue mondial ès
torture. Aussi s'est-il employé avec zèle à enseigner à ses vassaux son immense
savoir-faire en cette spécialité. Comme il est prudent et n'a que peu confiance
dans le QI et le talent des Rowiens, il a édité des manuels à l'intention des
apprentis-tortionnaires. Il a même fait produire tous les outils nécessaires à
leur art et les leur a charitablement offerts afin d'équiper au mieux les
centres de torture disséminés un peu partout au milieu des Etats rowiens
complaisants qui acceptaient de jouer le rôle de poubelle de l'empire.
Confortablement assis à son
bureau, tel ou tel bureaucrate peut donc
ordonner le kidnapping des Rowiens jugés suspects et les livrer aux mains
expertes des professionnels formés par les excellents pédagogues picrocholiens.
Pour finir les loques qui survivent à la machine pénitentiaire picrocholienne
sont jetées dans un des culs-de-basse-fosse évoqués ci-dessus, où elles
disparaissent aussi totalement que dans un puits sans fond.
La pureté de Picrocholand est
préservée, les déchets sont traités hors des frontières .
La calcification de
la cruauté aseptisée et innocente constitue, chez le Picrocholien une forme de
tradition culturelle aussi fortement incrustée dans son patrimoine génétique
que l'impossible sédentarisation des roms, comme vient de le déclarer un ami de
l'empire.
*
V
L'opinion de l'amas exogène et
indistinct des Rowiens de tout poil et de toutes couleurs possède aux yeux des
Picrocholiens aussi peu d'importance que celle du vermisseau qu'ils écrasent
d'un gros orteil dédaigneux. Or, leur orteil, les Picrocholiens l'ont vraiment
très gros, comme tout le reste de leur personne d'ailleurs. En effet, la
silhouette d'une grande partie de la population a, elle aussi, subi des
modifications morphologiques spectaculaires. Comme beaucoup d'entre eux se
gavent de grosses miches de pain fourrées de mélanges sucrés ou dégoulinants de
graisse, ils ressemblent de plus en plus aux beignets soufflés que nous cuisons
dans l'huile ou aux vers blancs qui se cachent sous les pierres plates.
Ainsi, un Martien débarquant sur
notre planète saura reconnaître au premier coup d'œil qu'il existe, en
Picrocholand, deux variétés d'humains. Très vite il se rendra compte que les
dominants sont plutôt maigres, en général de teint clair et les dominés - les
plus nombreux - plutôt gras et bronzés. Nul besoin d'imaginer un meilleur des
mondes futur. Il est déjà là.
Néanmoins, du haut en bas de
l'échelle sociale, les Picrocholiens se sentent uniques et exceptionnels. Ils
écartent d'un Pfttt méprisant les jaloux qui s'avisent d'invoquer contre leurs
actions des lois internationales ou toute autre foutaise appelée morale
universelle ou lois internationales. Ils sont persuadés que la nation
picrocholine est dotée de qualités uniques et qu'en conséquence, elle est
moralement supérieure à toutes les autres nations qui peuplent la machine
ronde.
Ainsi, quand Picrochole Bushus
Debilus fait promulguer des lois autorisant les traitements dégradants, quand
Picrochole Dronomaniacus légalise la torture, seuls des esprits suspicieux et
malveillants ne voient pas que les tortures de la picrocratie sont d'une autre
essence que les tortures des infâmes tyrans au "régime" pestilentiel,
dont ils arrosent les pays de bombes, écrasant au passage la population - les
victimes étant qualifiées pudiquement de "dommages collatéraux".
C'est pourquoi le pouvoir
picrochratien est le maître du langage et sa puissance lui permet de rendre
blanc le noir et noir le blanc le plus immaculé. Le Bien est Bien quand le
régime picrocratique le proclame tel.
Comme chacun peut le constater au pays des mille et une nuits,
dans les déserts libyens ou les vallées himalayennes, les vertueuses troupes de
la Démocratie picrocholienne ont apporté le bonheur, la paix et la prospérité
aux peuples pacifiés et libérés à la pointe de leurs saints missiles et de
leurs bombes démocratiques.
*
VI
Comme le surgissement des
Picrocholiens dans les affaires de la planète date de la dernière pluie, leur
assurance et leur arrogance sont inversement proportionnelles à l'épaisseur de
leur histoire collective et à leur expérience de la politique, si bien que leur
compréhension du monde se résume au binôme noir-blanc, Bien-Mal.
Aussi ne connaissent-ils qu'une
seule forme de stratégie militaire, celle dite "du tapis de bombes",
largement utilisée en Mésopotamie et récemment reprise par leur meilleur allié,
que six milliards de Rowiens ont vu ravager le Pays du Cèdre pendant trente-trois
longues journées, et cela avec la bénédiction et l'aide active du grand
protecteur . Ces deux "peuples élus" censés divinement guidés par la
Providence ont d'ailleurs inventé et appliqué "the art of creative
destruction", variante picrocholienne du très ancien: "Tuez-les tous,
Dieu reconnaîtra les siens".
A la fin de la seconde guerre
mondiale, la générosité libératrice de l'armée picrocholienne a si bien libéré
les Philippines du joug japonais, que Manille fut la ville la plus détruite de
tout le continent asiatique ... et que trois quarts de siècles plus tard, la
capitale n'a toujours pas retrouvé la qualité de vie et les infrastructures
qu'elle possédait avant sa libération.
Les Picrocholiens clament haut et
fort que ceux qui ne sont pas avec eux sont contre eux.
Point n'est besoin de dictature
policière visible pour canaliser les troupeaux à l'intérieur et à l'extérieur
de l'empire. Les Picrocholiens dominants sont de redoutables professionnels
dans l'art de soumettre les masses à une manipulation permanente par l'image,
la publicité pour toutes les formes de consommation et cela avec la complicité
spontanée ou grassement lubrifiée des organes de presse et des innombrables
sectes religieuses.
En conséquence, la masse des
Picrocholiens elle-même est désormais si bien domestiquée que l'espionnage
généralisé qu'elle subit de la part de ses dominants est non seulement accepté
sans murmure, mais plébiscité, au nom d'une "sécurité" menacée à
chaque seconde par une invasion de Rowiens jaloux ou même d'extra-terrestres.
Il faut dire qu'une propagande et
une désinformation soigneusement conçues et habilement distillées par les
porte-paroles du gouvernement picrocholien et de ceux des dociles vassaux
imprègnent si totalement les cervelles pauvrement nourries des masses de la
certitude que le monde et la politique sont d'une simplicité biblique et que la
consommation et l'accumulation de biens sont les conditions nécessaires du bonheur,
que les Picrocholiens sont persuadés que la gestion politique du pays et du
monde se réduit aux catégories "divin" et "satanique".
En Picrocholand la richesse est
vénérée en ce qu'elle constitue le signe de l'élection divine, alors que la
pauvreté prouve que le "God" dans lequel "trust" les
Picrocholiens méprise les peuplades qui traînent dans le peloton de queue de la
course au profit. N'est-il pas écrit sur tous les billets généreusement
imprimés dans les sous-sols des banksters: In God we trust ? La carte de crédit est le véritable
"God" du Picrocholien. Plus il en possède d'exemplaires divers, mieux
il est considéré par la société, car c'est là le signe qu'il est un excellent
consommateur, donc un excellent citoyen.
De plus, tous, maîtres et dominés,
prétendent que leurs empereurs successifs possèdent une ligne téléphonique
directe avec le Créateur et que celui-ci non seulement veille sur l'empire
d'une manière toute particulière, mais qu'il a chargé ses habitants de la
mission de civiliser des Rowiens incultes en leur faisant avaler, de gré ou de
force, les règles et les lois picrocholines. Leur Dieu tout-puissant n'est pas,
ils en sont sûrs, un Grand Trompeur comme un de ces Frenchies honnis, gardien
des portes de l'enfer, avait voulu l'insinuer.
*
VII
Les Picrocholiens ont le génie et
la bosse du commerce. Ils peuvent d'autant plus aisément accumuler des
richesses qu'ils ont trouvé une fabuleuse martingale qui leur permet de
satisfaire tous leurs désirs. Il s'agit d'une trouvaille miraculeuse et
beaucoup plus efficace que celle des alchimistes qui rêvaient de changer le
plomb en or. Les Picrocholiens ont fait beaucoup plus fort: ils métamorphosent
du vulgaire papier imprimé en lingots d'or.
Certains malveillants vont
jusqu'à appeler cette juteuse opération l'escroquerie du millénaire. Des
envieux affirment qu'on n'a rien vu de plus pervers et de plus néfaste pour la
population rowienne depuis l'apparition de l'homo erectus et que l'empire aux
pieds d'argile repose sur une magouille de faux monnayeurs.
Toujours est-il, c'est bien cette ruse
financière qui leur a permis depuis un siècle de vivre grassement en
bénéficiant d'un jackpot permanent. Les Picrocholiens ont ainsi pu, d'abord
subrepticement, puis ouvertement, édifier un gigantesque empire économique et
militaire. Ils se sont alors imaginé qu'ils étaient tout puissants et
omniscients - en un mot, géniaux. Ils se sont alors persuadés qu'il était
logique qu'ils jouissent en tous domaines d'une impunité et d'une immunité qui
leur assurent un statut suréminent par rapport à la masse des Rowiens.
Oublieux des conditions
monétaires exceptionnellement favorables que les Picrocholiens avaient
extorquées au reste du monde au fil des années, les Rowiens leur ont longtemps
voué une admiration béate et même un amour ardent . Ils voyaient en eux
l'hyperpuissance bienveillante chargée de régler avec sagesse et lucidité tous
les conflits internationaux. C'était leur guide et leur modèle. Il est bien connu
que l'amour rend aveugle.
L'image d'un de leurs représentants
particulièrement flagorneur et quasi en extase d'avoir pu toucher le bout des
doigts de son Altesse impériale Debilus, même s'il lui a fallu grimper sur un
tabouret pour parvenir à sa hauteur, a frappé tous les esprits.
Cette attitude extatique quasi
universelle a eu pour conséquence calamiteuse de geler les neurones des Rowiens
et de paralyser leur esprit critique. Cependant, des tentatives de rébellion et
de sortie de l'hibernation mentale commencent de se manifester de plus en plus
ouvertement. Il se peut que le réchauffement climatique produise un effet
bénéfique indirect et que les cervelles des Rowiens commençant à dégeler, les
neurones redeviendront alertes et se libèreront de la gangue glaciale de
vénération, de soumission et de passivité qui les emprisonne.
*
VIII
La guerra, la guerra, la guerra
chante Clorinde avant d'engager un combat à la vie à la mort contre Tancrède,
dans le célèbre madrigal de Monteverdi. Les Picrocholiens , quant à eux, sont
une incarnation de la guerre. En guerre permanente depuis leur débarquement sur
la terre volée aux emplumés, on compte à leur actif plus d'une centaine
d'expéditions durant le dernier siècle. Un record qu'il sera impossible de
battre.
Le monde entier a été témoin de
l'aisance avec laquelle l'armée de sa Majesté Picrochole Bushus Debilus a
quasiment réduit en un amas de gravats une des plus anciennes civilisations du
monde. Un feu d'artifice de missiles, de bombes au phosphore, à l'uranium a
illuminé la région durant de longues semaines et a pétrifié ses alliés
d'admiration de terreur. "Shock and Awe". A la suite de cet exploit,
Picrochole XLIII Debilus, en extase, n'a pas hésité à claironner, afin que nul
n'en ignore : "Nous sommes exceptionnellement bons. Nous sommes le peuple
élu."
A l'instar de son célèbre ancêtre
éponyme Picrochole 1er, Debilus quarante troisième a écrasé sous les chenilles
de ses chars non seulement les poules, les canards ou les chiens, mais les
hommes, les femmes, les enfants, les maisons, les gares, les hôpitaux, les musées,
les centrales électriques, les usines, les théâtres et tout ce qui aurait eu la
malchance de se trouver sur le chemin du destin glorieux de l'angélique armée
du paradis démocratique.
Des théoriciens de cette nation à
l'esprit inventif et primesautier appellent "chaos constructif" les
ruines et les dévastations qui accompagnent chacune des interventions "humanitaires"
de la picrocratie.
Quant à son Altesse impériale
Picrochole XLIV Dronomaniacus, elle est à la fois plus rusée et plus sournoise.
Aux boum boum sonores et éblouissants des missiles et des bombes elle préfère
l'ombre des bureaux et la tactique hypocrite et proprette de la mort
fonctionnarisée.
Silhouette élastique, dents
blanches, un sourire de publicité pour marque de dentifrice, une décoration de
prix Nobel de la paix en bandoulière, chaque début de semaine, Dronomaniacus,
tranquillement assis à son bureau, assassine bureaucratiquement une poignée de
Rowiens qui vaquaient à leurs affaires à six ou dix mille kilomètres du
douillet bureau de son Altesse picrocholienne.
L'empereur picrocholien se sent
un substitut de Dieu. Comme la justice divine, la sentence picrocholienne est
sans appel et sans miséricorde. Une signature, un clic d'ordinateur et un jouet
électronique vous pulvérise, aux antipodes, le condamné à mort qui ignorait sa
sentence. Certes, elle pulvérise en même temps une poignée de Rowiens de tous
âges qui avait eu la mauvaise idée de se trouver dans les parages. Mais un
Rowien de plus ou de moins n'empêchera aucun Picrocholien de dormir.
Pichrocole Dronomaniacus s'en
lave les mains, l'âme légère et le sommeil profond.
Car c'est toujours au nom de la morale que les
Picrocholiens incarnent de la pointe des cheveux aux orteils, qu'un ancien
responsable de la politique étrangère de cet empire a inventé la théorie dite
de "l'intervention humanitaire" au nom d'une "responsabilité de
protéger" les peuples victimes de gouvernants "voyous",
"tyrans", "barbares", "dictatoriaux", et tutti
quanti, théorie qui connaîtra un succès éclatant chez les domestiques de
l'empire sous la dénomination de "droit d'ingérence humanitaire" .
En vertu de ce droit que l'empire
picrocholien s'est généreusement accordé à lui-même, il se donne le pouvoir
d'intervenir où et quand il lui semble bon ou
de tracer des lignes rouges - la ligne jaune est déjà prise -
déclenchant automatiquement une pluie de missiles sur l'Etat voyou qui a osé
provoquer sa réprobation. Il se donne également le droit et le pouvoir de
provoquer la déstabilisation de gouvernements qui lui déplaisent en suscitant,
favorisant et finançant des révolutions aux noms multicolores ou gracieusement
champêtres: révolution orange, blanche, rouge, verte, printemps arabe, et cela
au moyen des innombrables cellules d'espionnage camouflées en Organisations non
gouvernementales, plus connues sous le nom d'ONG, parfaitement gouvernementales
et grassement alimentées en monnaie facilement imprimée par Picrocholand.
*
IX
Dronomaniacus s'est récemment
avisé qu'un méchant tyran sévissait quelque part dans un étaticule sis dans les
marches de l'Asie - que ses sujets seraient d'ailleurs bien incapables de
situer sur la mappemonde. Des voix de l'au-delà l'ont informé que ce vilain
dictateur répandait sur sa population une vapeur illicite. Son nez délicat,
snif, snif, a décelé une odeur de gaz, snif, snif.
Plus fort encore. Ayant levé un
index mouillé en direction de l'orient, snif snif, il a conclu sentencieusement
et l'a proclamé avec toute l'autorité de son éminente fonction, qu'il
reconnaissait sans l'ombre d'une hésitation le S8H14GKLMNOPQ99, c'est-à-dire le
pestilentiel et venimeux assadarin. Le tyran avait bel et bien signé son crime,
Dronomaniacus l'a dit et cochon qui s'en dedit!
Le sang du généreux Barakus
Dronomaniacus n'a fait qu'un tour. Sans attendre que des autorités
scientifiques expédiées sur place confirment l'identité du responsable de ce
forfait, tel don Quichotte enfourchant sa haridelle, l'empereur omniscient a
instantanément ameuté ses Sancho d'outre-Atlantique spécialisés dans les
aboiements les plus féroces et toujours prêts à se précipiter à son service. En
même temps, il s'est mis à tympaniser l'univers d'invectives indignées et de
menaces de punitions dont la sévérité allait provoquer crainte et tremblements
chez tous les Rowiens. Il fallait pulvériser le coupable émetteur de ce fumet
nauséabond, clamait-il urbi et orbi, et cela à la manière la plus picrocholique
qui soit, c'est-à-dire en pulvérisant le pays tout entier.
A propos d'émetteurs de vapeurs
mortifères et d'armes illicites, le besacier de notre grand fabuliste qui fit
pour nos défauts la poche de derrière et celle de devant pour les défauts
d'autrui, en rit encore.
*
X
L'empire picrocholien possède un
talon d'Achille.
Une excroissance douloureuse, sorte de
furoncle purulent, l'empêche de jouir pleinement de ses perfections et de sa
puissance.
Depuis quelques décennies, une
sorte de Picrocholandicule s'est incrusté dans son corps. Telle la pomme
pourrissante dans le dos du Gregor Samsa de la Métamorphose de Kafka, ce corps
étranger, à la fois lointain et omniprésent enflamme toute la région autour de
lui et infecte le corps de son protecteur dans son entier.
Un garnement vicieux, bagarreur,
incommode à ses voisins, hargneux, toujours à se plaindre que personne ne
l'aime, alternant les gémissements et les insultes, chapardeur des biens et du
territoire des voisins, menaçant et trouillard à la fois est une sorte de
révélateur intempestif, une photographie en pleine lumière de ce que le
Picrocholand original cache sous le masque d'ange de la démocratie idéale, tout
comme Dorian Gray dissimulait le tableau qui révélait sa véritable nature
derrière un lourd rideau de velours dans le roman d'Oscar Wilde.
Ce Pricrocholandicule représente son portrait
hideux et véridique de lui-même que l'empire voudrait cacher. Il aimerait se
débarrasser de ce "meuble inutile" qui pollue sa réputation, alors
qu'il est contraint, par des centaines de filins invisibles à l'œil nu, de le
soutenir à bout de bras et de s'en montrer solidaire.
Car les Picrocholand père et fils, si je puis
dire, sont liés par une toile d'araignée de fils serrés et entrelacés
d'intérêts qui forment un binôme à la fois soudé et haineux, le plus petit de
plus en plus arrogant et le plus grand lassé et honteux de sa dépendance
financière aux amis du premier. Mais tous deux sont des champions toutes
catégories, des recordmen mondiaux dans l'utilisation d'armes chimiques et
nucléaires illégales et particulièrement venimeuses.
Des générations entières ont été
ravagées au Vietnam, au Laos, au Cambodge, en Afghanistan, en Irak, en Libye,
ainsi qu'en Amérique centrale, au Kosovo et en Serbie et également à Gaza et au
Liban. C'est en toute impunité que Picrocholand a déversé des millions de
litres d'un défoliant qui a brûlé la végétation et les humains au Vietnam,
c'est en toute impunité que Picrocholand a utilisé le phosphore blanc contre
les civils irakiens et son protégé contre les habitants du camp de
concentration de Gaza provoquant d'atroces malformations chez les nourrissons,
c'est en toute impunité que les deux Picrocholand voyous n'ont pas hésité à
bombarder des populations civiles de bombes au napalm, à l'uranium appauvri, à
tester sur les civils des armes nouvelles qui carbonisent le foie et coagulent
le sang, c'est en toute impunité que Picrocholandicule a assassiné des
opposants au moyen d'armes biologiques qui auraient suscité l'horreur
universelle si un autre Etat rowien s'était rendu coupable d'une telle infamie.
Comme vient de le clamer
l'empereur picrocholien qui sévit actuellement sur la planète: "La
politique des États-Unis est ce qui rend l'Amérique différente. C'est ce qui
nous rend exceptionnels "
La planète entière expérimente,
en effet, à quel point le Picrocholand d'outre-Atlantique se révèle une nation
exceptionnellement dangereuse pour la paix, la prospérité et la sécurité du
monde.
*
Epilogue
Ainsi va le monde picrocholien
dans lequel la Maritorne du village de Sagayo a réussi, durant deux siècles, à
se faire passer pour la Dulcinée idéale du Toboso démocratique.
Mais l'enchanteur a perdu son
pouvoir. Le charme se dissipe, les oreilles se débouchent et les yeux se
dessillent. La Maritorne en haillons apparaît enfin aux yeux des Rowiens telle
qu'elle est réellement. Ils découvrent, amers, dépités et honteux que leur
vénération s'est portée sur une fille de ferme inculte, égoïste, cynique et
uniquement soucieuse de ses poules et de ses cochons.
… En attendant la révolte qui
vient ...
* L'image figure (en plus grande
taille) dans le site web de MM. René Thévenin et Paul Coze, Moeurs et histoire
des Peaux-rouges, classiques.uqac.ca
Le 2 octobre 2013
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