par Aline de Diéguez
1 - L'Elu 2 - Convocation de l'Elu par le Très-Haut
3 - Descente de la montagne
4 - Grosse colère du Tout-Puissant et pulsion génocidaire
5 - Le grand ébranlement
6 - La bête cachée sous les ailes des anges
7 - Lendemains de carnage
1 - L'Elu
Dès mon arrivée, il m'a fascinée
et terrifiée.
Hiératique et olympien, il
trônait au milieu de ses ouailles. Sa bouche aux lèvres serrées, encadrée des
boucles soyeuses d'une barbe bien peignée avait le pli amer et hautain qui
marque de son sceau l'Elu, le chef, l'homme d'action.
La tête légèrement tournée de
côté, le menton imperceptiblement relevé, il siégeait, aussi immobile et
colossal qu'une statue de marbre. Des yeux enfoncés dans les orbites et abrités
par des sourcils proéminents accentuaient la sévérité du visage. Indifférent
aux frôlements d'ailes des silhouettes qui vaquaient gracieusement aux tâches
de la société des anges, son regard intense harponnait l'infini.
J'eus le temps de remarquer le
bras musculeux que striaient des veines apparentes où le sang avait l'air de
palpiter et une main étonnamment fine perdue dans les ondulations de la barbe.
Je cueillis au passage l'expression de lassitude d'un regard qui me donna la
chair de poule tellement il semblait caverneux.
Je m'attendais à voir un héros au
front ceint de lumière, un favori du Tout-Puissant rayonnant d'assurance. Je
découvrais un guide à la fois énergique et accablé, volontaire et
désillusionné. Toute sa personne reflétait une force contenue, ombrée de
souffrance. J'en compris plus tard la raison.

Moïse par Michelangelo,
situé à San Pietro dans la Basilique de Vincoli.
2 - Convocation de l'Elu par le
Très-Haut
Je connaissais ses exploits car
aucune bulle n'est si étanche que des informations ne puissent filtrer hors de
ses frontières. Je savais que ce grand favori du Tout-Puissant était un athlète
aux dons exceptionnels. La puissance de ses biceps et de ses quadrijumeaux
conjuguée à la finesse de son oreille avaient joué un rôle éminent dans
l'architecture de son paradis.
Le Très-Haut avait des
informations capitales à transmettre à son peuple bien-aimé.
Il convoqua son Elu alors que
celui-ci errait à la tête de sa horde dans une étendue sableuse et brûlante.
Comme Il est toujours aussi espiègle, Il lui fixa un rendez-vous dans un
endroit périlleux et très difficile d'accès.
Et voilà le guide contraint de
quitter sa troupe et de se muer en alpiniste. Bien que la montagne en question
jouisse d'une réputation médiocre auprès des montagnards chevronnés, l'escalade
solitaire dura six jours et six nuits.

Le sommet du Djebel Moussa (2285 mètres) où, selon
la tradition, Moïse fut convoqué par Jahvé
Il faut dire, à la décharge de
l'athlète céleste, qu'elle s'effectua dans des conditions météorologiques
particulièrement défavorables et sans l'aide d'aucun matériel approprié: à la
chaleur torride du désert succéda un épais brouillard, sans compter le décryptage
ardu du jeu de piste auquel le champion escaladeur dut se livrer pour découvrir
le piton du rendez-vous alors qu'il progressait péniblement à mains nues et
chaussé de simples sandales.
Le Tout-Puissant a beau être
invisible, Il est très bavard. Il tint à son Elu bien-aimé un discours qui dura
quarante jours et quarante nuits ! Même le plus doué des lider maximo est
incapable d'une telle prouesse. Mais la performance la plus fabuleuse et digne
de figurer dans le célèbre livre des records, me parut être celle de l'auguste
et patient auditeur: accroché à un rocher, affamé, assoiffé et privé de sommeil
pendant mille neuf cent vingt heures, il fut capable d'écouter et d'enregistrer
l'équivalent d'un gros in-folio.
Comme tous les puissants
monarques, le souverain des astres errants sur la voûte céleste avait été
rattrapé par la fièvre bâtisseuse. L'infini monotone l'ennuyait tout à coup. Il
rêvait maintenant de la construction d'un édifice mirobolant consacré à son
propre culte. Pendant ses longs cycles de solitude et de vagabondage au milieu
des myriades de galaxies qu'Il s'était amusé à engendrer d'une pichenette, Il
avait eu le temps de ruminer son projet, si bien que son auguste cerveau avait
tout prévu, y compris les détails qui auraient semblé insignifiants à un esprit
ordinaire.
Pendant ces six longues semaines,
le Très-Haut se défoula et sa parole chue du ciel étoilé roula en vagues
ininterrompues, telle une pierre qui n'amasse pas mousse. La présence d'un
auditeur attentif semblait avoir démultiplié sa faconde. Rien n'avait échappé à
sa divine prévoyance et à sa paternelle vigilance.
Ainsi, notre Créateur tout
puissant n'avait pas jugé indigne de sa grandeur de disserter sur la
composition des huiles selon qu'elles servent à la table ou à l'éclairage des
salles.
Son œil divin s'était penché sur
la qualité des poutres, leurs dimensions, leur nombre, les intervalles entre
elles.
Il avait défini à un liséré près
la façon dont les servants de cette bâtisse devaient être habillés selon leur
sexe, leur âge, leur condition.
Il avait finement prévu la tenue
des domestiques et la qualité de leurs vêtements.
Les bijoux, les décorations
luxueuses des rideaux et les fanfreluches destinées à orner les robes des
notables ainsi que les divers types de laines destinées au tissage des riches
étoffes étaient examinés et scrupuleusement décrits. La forme des rideaux et
leurs dimensions, le nombre et le style des meubles avaient été méticuleusement
conçus par son esprit clairvoyant.
Il n'avait pas omis de mentionner
les différents ustensiles de cuisine dont un habitacle aussi cossu devait être
pourvu et avait exposé avec une compétence de chef cuisinier multi étoilé la
composition des menus et la présentation des repas.
Il s'était attardé, avec un soin
maniaque, à dépeindre la forme des tentes selon qu'elles étaient destinées à
abriter le bétail ou les domestiques. Il avait même détaillé le nombre de poils
de chèvres à insérer dans le tissu destiné à la fabrication des toiles de ces
tentes!
Et surtout, dans sa paternelle
bénévolence pour ses zélés serviteurs, Il n'avait pas oublié de régler la
délicate question du montant des impôts et des quêtes destinés à entretenir le
nombreux clergé chargé du service de son culte.
Je n'évoque que pour mémoire les
commandements sur la longueur et l'épaisseur des planches, la forme des tenons,
la qualité des tissus et le sens de leur tissage, le dessin des boutons et
mille autres détails aussi subtils dont l'importance n'échappera à personne.
C'était fabuleusement pensé!
3 - Descente de la montagne
On comprend que Tout-Autre ait eu
des doutes sur la capacité de son ambassadeur de mémoriser et de répéter
fidèlement une telle masse de recommandations capitales. Aussi avait-il préféré
se mettre lui-même au travail. Comme Il est vraiment autre, c'est de son propre
doigt qu'Il avait gravé ses centaines d'informations dans des blocs de pierre.
Au sommet d'une montagne, on ne trouve ni papyrus, ni argile, ni stylet - la
roche est le seul matériau disponible.
Certains fidèles suspicieux
avaient même avancé l'hypothèse audacieuse que le Très-Prudent avait cisaillé
la montagne avec son doigt et que les blocs étaient empilés avant que son
fidèle intendant achevât son ascension.
D'aucuns prétendent toujours que
le Diable se cacherait dans les détails. Cela me fait rire doucement: quand on
sait que l'Innommé est tellement tatillon qu'Il est allé jusqu'à indiquer le
nombre d'agrafes et de brides qu'exige la fixation de la toile d'une tente et
qu'Il a même précisé avec une méticulosité vétilleuse la manière de coudre les
brides et d'insérer les agrafes dans les brides, on voit que tout l'espace
était déjà archi bondé. Si le Diable se niche quelque part, ce n'est sûrement pas
là qu'il faut le chercher.
La seule information manquante -
et qui m'a beaucoup intriguée - c'est le nombre de blocs de granit qu'il a
fallu utiliser pour consigner toutes ces informations. De nombreuses
générations de fidèles perplexes se sont attelées à résoudre cette douloureuse
énigme; car même si notre créateur est capable d'écrire tout petit - mais avec
un doigt et sur la pierre, il y a des limites - des savants très compétents ont
calculé qu'il était impossible de s'en tirer avec moins d'une dizaine de blocs
gigantesques.

Jacques de Letin (1597-1661) , Moïse au Sinaï,
huile sur toile, 210 x 232 cm, Musée Saint-Loup, Troyes
C'est pourquoi l'exploit d'un
terrien capable de soulever un seul menhir provoque chez les habitants des
espaces azuréens un éclat de rire intergalactique. Je trouve que ce messager du
Très Haut est un grand modeste. Il a visiblement voulu éviter de faire des
envieux; car personne ne sait comment il a empoigné son fardeau pour dévaler la
pente. Pas la moindre information n'a filtré sur la durée du chargement et
celle de la descente.
Certains décrivent le héros
arrivant lestement au campement, porteur de deux petites feuilles de granit
bien lisses avec une dizaine de recommandations gravées au recto et au verso.
Or, lors de cette entrevue au sommet d'une montagne, en plein désert, le
Très-Haut avait versé dans l'oreille de son élu plus de mille cinq cents
informations et recommandations. Les boîtes d'archives en font foi et les
verbatim de ce monologue occupent près de la moitié d'un gros in-folio.
Donc, en supposant qu'il ait
fallu dix grands blocs pour les consigner, il est presque certain que mon
estimation est plus proche de la vérité que tous les prétendus témoignages. Des
spécialistes en haltérophilie céleste supposent que le champion aurait saisi
deux blocs sous chaque bras et qu'il n'en serait resté que six à charrier sur
le dos.
Mais, objection votre honneur! Un
problème nouveau s'était alors présenté à mon imagination raisonneuse. Si les
blocs avaient été fixés sur son dos en premier, comment ce super Hercule
aurait-il pu se baisser pour saisir les blocs restants sans basculer? Personne
n'a pu expliquer comment un seul athlète, fût-il un résident du paradis, aurait
réussi à fixer six blocs sur son dos alors qu'il avait déjà les deux bras
occupés à en maintenir quatre autres.
J'ai vu en note dans mon
fascicule que des chercheurs avaient, eux aussi, été interpellés par cet
exploit et qu'ils avaient tenté d'analyser les conditions de son exécution.
Certains sont parvenus à la conclusion audacieuse que si l'Innommé n'avait pas
de visage, Il avait, lui aussi, de solides biceps. C'est lui qui aurait
gracieusement fourni des cordes, puis empilé et fixé les blocs sur le dos de
son fidèle souleveur de montagne.
4 - Grosse colère du Tout-Puissant
et pulsion génocidaire
Pendant que le Très-Haut et son
Elu bien-aimé s'occupaient de leurs petites affaires et s'échinaient à trouver
le meilleur moyen de harnacher la précieuse cargaison sur le dos de l'alpiniste
- quel drame pour l'avenir de l'humanité que se perde la connaissance du nombre
de poils de chèvre à insérer dans les toiles de tente! - un coup d'oeil jeté
par-dessus l'épaule du porteur de rochers apprit au maître de l'univers que le
camp de base était en ébullution, qu'on s'y amusait et qu'on y festoyait
bruyamment.

Alexandre Andreïevitch Ivanov ( 1806-1858)
Saint-Pétersbourg, Danse devant le veau d'or
Voilà qui n'était ni prévu, ni autorisé.
Une colère comme on n'en vit jamais sous la voûte étoilée
saisit le créateur des mondes. Les colonnes d'Hercule tremblèrent. Le ciel
cracha des éclairs, la terre se fendit et une sombre vapeur s'échappa de la
montagne.
- Je vais pulvériser cette vermine, ces cirons, ces tiques -
hurlait le tonnerre. Je les ai chassés de mon jardin, j'ai essayé de les
écraser en provoquant l'écroulement de la HLM qu'ils s'étaient permis de
construire sans mon autorisation, j'ai fini par noyer ces misérables - c'est
vrai, j'en ai épargné un, j'ai été trop bon! - et voilà qu'ils se permettent à
nouveau de me désobéir. Je vais les broyer, les concasser, les réduire en
poussière, en fumée..."
Je vis que le pauvre souleveur de montagne, effondré, eut
toutes les peines du monde d'empêcher le roi de l'univers de se livrer
sur-le-champ à un génocide général et à carboniser d'une pichenette de son
auguste index ou d'un rayon laser ravageur de son oeil divin, la populace en
liesse qui gambadait dans la vallée.

"Que ma colère s'enflamme contre eux et que je
les extermine..." (Ex, 32-10)
Tout ahanant, il réussit à calmer
le colérique potentat céleste en faisant appel à un argument qui me stupéfia,
tellement il me parut mesquin. En effet, une petite piqûre d'amour-propre
habilement décochée suffit à faire renoncer le Créateur à sa pulsion génocidaire:
provoquer une éruption volcanique afin d'écraser une punaise, c'était révéler
son impuissance, sussura l'Elu. Il allait devenir la risée de ses ennemis!
Je sursautai. Des ennemis?
Qu'est-ce à dire? L'Elu n'en dit pas plus, mais ce sous-entendu vicieux calma
sur-le-champ l'irascible potentat céleste qui s'était toujours efforcé de
cacher qu'il n'était ni seul, ni unique à siéger dans l'éther. Des rivaux se
tenaient déjà les côtes de rire en voyant que ce vantard qui prétendait
régenter le monde n'était même pas capable de se faire obéir d'une poignée de va-nu-pieds
sans domicile fixe.
Colérique, génocidaire,
susceptible, orgueilleux, impuissant et mesquin, tel m'apparaissait le
souverain auto-proclamé des galaxies et c'était là une bien triste découverte.
Mais ce n'était-là que la
première étape de mon douloureux cheminement.
Il paraît qu'un sherpa attendait
l'alpiniste et son chargement au camp intermédiaire. Il s'empressa de soulager
le messager du Très- Haut de son encombrant fardeau, l'Elu ne conservant par
devers lui qu'un petite plaque portant une dizaine d'indications générales et
assez banales - une sorte de pense-bête, en somme.
C'est lors du retour de l'Elu au
campement de base que se produisit l'événement que beaucoup qualifient de
fondateur parce qu'il révéla aux fils d'Adam les souterrains et les labyrinthes
de leurs cervelles et de leurs cœurs.
5 - Le grand ébranlement
Voici comment furent dévoilées
les choses demeurées cachées depuis le surgissement de la voie lactée. Auprès
d'elles, l'épisode de la pomme n'est guère plus qu'un pépin dans une marmite de
compote. Les archives en rapportent les péripéties, mais qui lit aujourd'hui
les archives? D'ailleurs n'est-il pas écrit que les fils d'Adam ont des
oreilles pour ne pas entendre et des yeux pour ne pas voir?
Une liesse bruyante régnait au
camp, mais le retour et l'exploit de l'athlète céleste n'y étaient pour rien.
Une bacchanale battait son plein autour d'une statue de bovidé que l'un d'entre
eux avait bricolée. Des fidèles de tous âges gambadaient à qui mieux mieux,
riaient, sautaient, hurlaient, chantaient, se livraient à des gestes obscènes,
s'invectivaient, ironisaient sur l'impuissance des chefs et se moquaient comme
de leur première auréole du prétentieux escaladeur.

Nicolas Poussin (1594-1660) L’Adoration du Veau
d’Or (vers 1635)Huile sur toile - 153,4 x 211,8 cm Londres, National
Gallery
Le sang monta au cerveau de l'alpiniste divin. Sa vue et sa
cervelle se brouillèrent. Il vit rouge, perdit la notion du temps, du lieu et
des réalités et…
Dans un hurlement dont l'écho résonna trois fois sur les
pentes rocheuses toutes proches, l'Elu assuma la fureur du Créateur. Y ajoutant
la sienne propre, il ordonna un massacre général. Tuez, tuez, tuez,
vociférait-il. Il lui fallait du sang, beaucoup de sang, le sang d'un frère, le
sang d'un fils, le sang d'un ami.
Il lui avait donc suffi d'une absence de quarante jours pour
être oublié! Sa vexation, sa déception et sa colère criaient vengeance. Chef et
guide de la tribu, le messager du Tout-Puissant n'en avait pas moins été
supplanté en quelques jours par un démagogue qui faisait sautiller toute la
tribu autour de la piteuse statue d'un jeune bœuf barbouillé de dorures. Honte
et malédiction! Tuez, hurlait-il, encourageant les assassins de la voix et du
geste!
Tous obéirent, car tous avaient reconnu le chef à sa colère.
Sans l'ombre d'une hésitation, chacun quitta la danse, se précipita dans sa
tente et se saisit du grand coutelas qui servait à découper le petit bétail. Au
milieu des cris, des pleurs, des gémissements, des appels à la miséricorde, des
supplications, des ahanements, des piétinements, une gigantesque tuerie se
déclencha. Une tuerie indistincte. Chacun avait tous les autres pour ennemis.
Pitié, amour, compassion, fraternité, famille, plus rien
n'existait. Pulvérisées les inhibitions. Evaporée la mince pellicule
d'angélique nature! La bête tapie en chacun d'eux pointa son museau gourmand.
Le soleil aiguisa sa fringale et sa cruauté. La bête s'en donnait à cœur joie,
la bête plantait les crocs dans les poitrines, la bête coupait des membres,
tranchait des gorges, estropiait tout ce qui passait à sa portée. La bête
obéissante et carnassière jouissait de la vue et de l'odeur du sang répandu.
La tuerie ne prit fin qu'avec l'épuisement des tueurs et
aboutit à plus de trois mille victimes égorgées, transpercées, décapitées,
piétinées. Des générations d'enfants auraient pu construire une ville entière
avec les pâtés de sable imbibé du sang qui ruisselait autour des tentes.
Pendant ce temps-là, le vénérable chef à l'ego transformé en
cocotte de papier et devenu fou furieux, retourna sa rage contre les blocs
qu'il avait si péniblement transportés et les fracassa les uns contre les
autres.

Domenico di Pace Beccafumi (1486 - 1551) , Moïse
et le veau d'or
L'ébullition de sa cervelle apaisée, l'ordonnateur du
carnage s'était retiré à l'écart du campement. On l'avait vu méditer, méditer
longtemps, la poitrine soulevée de profondes inspirations comme s'il voulait
expulser de ses poumons l'odeur écœurante du massacre et de la sueur des
tueurs.
Puis il s'était assis, s'était pris la tête à deux mains,
l'avait posée sur ses genoux. Accablé. Anéanti. Après de longues minutes, il
s'était levé et s'était dirigé vers le campement, lentement, très lentement, la
tête toujours baissée.
Osant enfin lever les yeux, le chef avait contemplé le
résultat de son commandement. Sa bouche s'était crispée, son front s'était
plissé et une grande pitié avait envahi son cœur. Pitié pour les morts, pitié
pour les blessés, pitié pour les survivants. Et surtout, pitié pour lui-même,
qui avait été capable de donner un ordre aussi insensé.
Et horreur de constater qu'il avait été si bien exécuté.
6 - La bête cachée sous les ailes des anges
Alors qu'il avait réussi à éloigner le génocide du
Tout-Puissant, l'Elu se découvrait un assassin sanguinaire. Seul responsable de
sa colère, seul responsable de sa décision, seul responsable du massacre, l'Elu
se révélait un Adam habité par le meurtre.
Mais son remords ne dura que le temps d'un clignement de
paupières. En Tartuffe habile, il secoua la poussière sur ses sandales et
s'empressa de maquiller sa pulsion criminelle en offrande au Très-Haut.
Imitateur et bras séculier de son génocidaire divin, responsable de
l'obéissance de ses troupes, son objectif était atteint.
Quant à l'obéissance des masses à l'autorité d'un chef, je
compris qu'elle est au fondement de toutes les tyrannies et de tous les
génocides. C'est pourquoi je me disais que l'Elu est l'archétype de la cohorte
de tous les génocidaires qui défileront à sa suite dans l'histoire.
Plongée dans ces tristes réflexions, je fus ravie en esprit
et j'entendis pleurer le clairon de la sonnerie aux morts.
Je vis l'Elu dans l'éclat éblouissant de sept lampadaires
d'or, je vis sa fureur et les cadavres ruisselants du sang de la tuerie qu'il
venait d'ordonner.
Je fermais les yeux. La lumière se voila doucement et un
gnome gesticulant à petite moustache sous le nez apparut. Je ne comprenais pas
ses paroles, mais je vis une foule innombrable d'une nation autrefois
chevaleresque lever le bras en signe d'acquiescement. Obéissante, elle
acceptait de participer à une industrie de la mort.
Les images se précipitèrent. Je vis de grands massacres
tribaux, des corps décapités, éventrés à coups de machette avec une allégresse
de carnassiers. Du sang, encore du sang et dans les villes et les campagnes se
répandait la fétide odeur de la mort. Des cris, les mêmes que ceux l'Elu
"Tuez, tuez, tuez", vociféraient des voix venant de nulle part et de
partout. La foule obéissait et les tueurs s'activaient.
Je vis les meurtres, les spoliations, les humiliations, les
tortures, infligées aux occupés par les occupants dans les sordides geôles
d'anciennes victimes devenues bourreaux. Je vis des immeubles pulvérisés avec
tous leurs habitants. Une pluie de bombes et de missiles déchiraient,
carbonisaient, lacéraient les chairs d'une population captive. Je tue, je tue,
je tue, criait une voix. Je torture et je tue parce que je suis une éternelle
victime. J'offre mes supplices, mes meurtres et mes turpitudes à ma divinité la
plus secrète : mon MOI de peuple élu.

Enfant palestinien
martyrisé, Torture as official Israeli policy
Je vis le virus du sadisme et de
la sauvagerie contaminer si gravement les collaborateurs qu'ils ajoutaient
l'ignominie de la trahison à leur lâcheté et rivalisaient de cruauté avec
l'occupant dans les sévices qu'ils ingligeaient aux résistants.
Et toujours les meurtriers et les
tortionnaires obéissaient, riaient et dansaient.
Je vis avancer les colonnes
vrombissantes de chenilles monstrueuses. Les modernes Attila messianisés et
mécanisés étaient en marche. Ils criaient: "Nous sommes la civilisation et
la démocratie", mais leurs chenilles meurtrières écrasaient la
civilisation et broyaient les hommes. Ils criaient : "Nous sommes des
libérateurs, nous sommes purs et innocents" et je les vis dans leurs
œuvres de sinistres fonctionnaires du crime se livrer aux tortures les plus
répugnantes dans les abjects culs de basse fosse d'Abou Ghraib, de Bagram, de
Guantanamo et dans la cinquantaine d'Etats qu'ils étaient parvenus à corrompre
et à contaminer.

Abou Ghraib, GI femelle
de l'armée américaine en Irak. La torture corrompt le tortionnaire
C'était donc si facile de tuer, de piétiner, d'humilier!
La fascination pour la force et la volupté de la soumission
pouvaient-elles faire de chaque fils d'Adam un tueur et un tortionnaire capable
de plonger un couteau dans le cœur de son voisin, dans celui de son père ou
dans celui de son fils?
Plus ces pensées tournoyaient dans ma cervelle, plus je me
disais que le véritable couteau, c'est le pouvoir et c'est l'obéissance aveugle
aux ordres du chef, à n'importe quel ordre issu de la bouche de la
"hiérarchie". Le pouvoir rend fou et la soumission aux autorités
ainsi que l'abandon de toute responsabilité individuelle peuvent transformer en
un instant un paisible père de famille en assassin de son fils, un fils
ordinaire en parricide et n'importe quel Adamien obéissant aveuglément aux ordres
de son "chef" en bête immonde.
7 - Lendemains de carnage
Je m'attendais à lire le récit d'une cérémonie de
funérailles, ou du moins à des pleurs de familles endeuillées, à des scènes de
repentir collectif. Mais non, rien. Effacée, la tuerie collective, occulté,
gommé, nié le carnage. L'important, disait le récit, c'était d'avoir désobéi
aux ordres du Tout-Puissant qui interdisait de danser autour d'un veau. C'était
sur cet acte-là que devaient porter les regrets de la horde.
Je vis que le Très-Haut se déclarant solidaire de son fidèle
intendant dans l'offense et dans le massacre, lui avait fait connaître les
conditions de son pardon: recoller les morceaux de rochers fracassés et
apprendre par cœur la liste les directives qui y avaient été consignées. Je
compris à quel point le Créateur jugeait capital d'enseigner au peuple l'art et
la manière de coudre les brides sur les bords des toiles de tente.
Les survivants ne se le firent pas dire deux fois. Ils
applaudirent bruyamment et se mirent au travail. Bannies les frivolités et les
gambades autour d'un bovidé. Place à la discipline, à la sélection des poils de
chèvre et à la couture des brides.
Une autre question me tourmentait. Je me demandais ce qu'on
avait fait de tous les cadavres. Est-ce qu'on avait creusé une fosse commune?
Si oui, est-ce que, dans le charnier, on avait soigneusement empilé les corps
après les avoir comptés? Les avait-on jetés pêle-mêle, rapidement et
honteusement? Chaque famille avait-elle enterré les siens? On avait peut-être
entassé les corps sur un gigantesque bûcher. Quelqu'un avait-il eu l'idée de
construire un four afin d'assurer une crémation plus complète et transformer
plus rapidement les cadavres en cendres et en fumée afin que les narines du
Très Haut fussent délicieusement chatouillées par les volutes de ce gigantesque
holocauste?

Lendemain du carnage
des "élus" à Gaza, janvier 2009
Le sable avait bu le sang, mais
trois mille cadavres en un seul endroit, c'est une masse encombrante. Sous un
climat chaud, les corps se décomposent rapidement et sentent mauvais! Je me
surprenais à calculer le volume que représentaient trois mille corps et le
cubage de terre déplacée pour les enfouir. Combien de stères de bois aurait-il
fallu entasser afin de les carboniser? Mais le massacre s'est déroulé en plein
désert, si bien que pas la moindre branchouille n'était visible à l'horizon. Le
récit passait ces questions, pourtant capitales, sous silence. Seules étaient
fustigées la danse et la désobéissance.
J'en conclus que les cadavres
furent purement et simplement abandonnés sur place et qu'avec la bénédiction de
l'Elu et du Très-Haut ils servirent à améliorer le repas quotidien des
charognards du désert.
Je vis que le plus soulagé de
tous était le colérique messager. Les blocs recollés, les cadavres disparus par
magie, la vie des survivants reprenait benoîtement son cours. Tout allait de
nouveau pour le mieux dans le meilleur des paradis sous le commandement avisé
d'un messager du Tout-Puissant d'autant plus vénéré qu'il était redouté.
Le projet de construction de la
monumentale bâtisse à la gloire du Créateur occupait désormais des esprits et
des corps solidement attachés au piquet de la soumission et étroitement ficelés
à un réseau serré de rites, de prières et d'obligations. Le groupe enfin devenu
une pâte homogène et obéissante allait avec enthousiasme retrousser les manches
d'une tunique de lin toute neuve et immaculée.
Tout en glorifiant le
Tout-Puissant, les descendants d'Adam, soumis, domptés et enfin devenus aussi
malléables entre les mains de leurs chefs que la cire chauffée, mirent en
chantier le gros œuvre de l'édifice selon les plans révélés au sommet de la
montagne, le porteur de blocs faisant office de chef de chantier et de gardien
de la LOI.
*
Je compris que le Très-Haut et
son Elu bien-aimé sont de grands précurseurs de la gestion politique des masses
et que le mythe est un théâtre.
*
NOTES
Jahvé dit à Moïse : " Monte
vers moi à la montagne et restes-y ; je veux te donner les tables de pierre, la
loi et le commandement que j'ai écrits pour les instruire ". (Ex
24,12-13).
La nuée le couvrit pendant six
jours. Exode, 24,16 Moïse entra au milieu de la nuée et gravit la montagne.
Moïse fut sur la montagne quarante jours et quarante nuits. (Exode, 24,18)
" Maintenant, laisse-moi
faire, je vais me mettre en colère et je les détruirai " (32.10) Et c'est
Moïse qui dissuade Dieu de se laisser emporter" (32.11 à 13), "Exode
34-40
Exode 20-31 Josué entendit la
rumeur du peuple avec ses acclamations , et il dit à Moïse : Rumeur de guerre
au camp ! Moïse dit : Ce n'est pas une rumeur de chants de victoire, ce n'est
pas une rumeur de chants de défaite, c'est une rumeur de chants alternés que
j'entends ! Lors donc qu'il approchait du camp , il vit le veau et les danses.
La colère de Moïse s'enflamma . " (Ex, 32, 16-19)
" Il (Moïse ) leur dit :
Mettez chacun le glaive à la hanche. Passez et repassez dans le camp de porte
en porte , et tuez, qui son frère, qui son ami, qui son proche. Les fils de
Lévi agirent selon la parole de Moïse ; " (Exode, 32, 27-28)
" et du peuple, il tomba ce
jour-là environ trois mille hommes. "
" il jeta de sa main les
tables et les brisa au pied de la montagne "
" Moïse dit : Recevez
aujourd'hui l'investiture pour Jahvé , qui au prix de son fils, qui au prix de
son frère, pour qu'il vous donne aujourd'hui sa bénédiction. " (Exode,
32,29 ; traduction Osty)
Epître de Saint Paul à Tite :
" …nous étions , nous aussi, insensés, indociles, égarés, asservis à des
convoitises, vivant dans la méchanceté et l'envie, odieux, nous haïssant les
uns les autres. " 3,3
Epître de Saint Paul aux Romains
: " … remplis qu'ils sont de toute espèce d'injustice, de perversité, de
cupidité, de méchanceté ; pleins d'envie, de meurtre, de querelle, de ruse, de
perfidie ; rapporteurs, calomniateurs, ennemis de Dieu, insolents, orgueilleux,
fanfarons, ingénieux au mal, indociles aux parents, sans intelligence, sans
loyauté, sans cœur, sans pitié. " (1-28-31)
Moïse dit au peuple : " Vous
avez commis , vous, un grand péché , mais maintenant je vais monter vers Jahvé
; peut-être pourrai-je faire l'expiation pour votre péché. " (ex 32,30)
Que toute personne soit soumise
aux pouvoirs établis ; car il n'est de pouvoir que de Dieu. Ainsi, celui qui
s'oppose au pouvoir résiste à l'ordre voulu par Dieu, et ceux qui résistent
s'attireront la condamnation. Saint Paul, Lettre aux Romains, 13,1-2
Le 4 mars 2013
Aline de Diéguez
URL du billet: http://aline.dedieguez.pagesperso-orange.fr/mariali/interludes/moise/interlude3_moise.html
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